NSS FRANCE
News
 

Christophe Bonnal (Direction lanceurs CNES) répond aux questions de la NSS France.

La NSS France a demandé à Christophe Bonnal, responsable des projets futurs à la Direction des Lanceurs du CNES et Président de la Commission Transport Spatial de l'AAAF de répondre à quelques questions. Malgré la différence de point de vue sur la politique spatiale habitée en Europe, son opinion personnelle sur quelques grands sujets est très intéressante dans la mesure où son expertise et ses compétences sont reconnues et feront avancer le débat sans aucun doute :

Comment voyez-vous l'avenir des vols habités en Europe ?
Le vol habité en Europe ne doit pas être une finalité en soi mais l'optimisation de l'utilisation d'un moyen général (l'ISS) auquel nous avons beaucoup contribué. La priorité est donc l'utilisation de l'homme dans l'Espace, certainement pas la recherche d'un accès autonome européen, cet accès étant déjà fort bien couvert aujourd'hui via les accords internationaux avec les Russes et les Américains (cf. le vol de Thomas Reiter par exemple).

Quels sont selon vous les enjeux derrière une politique spatiale européenne et plus largement derrière les vols habités ?
La priorité européenne est l'utilisation de l'espace, et non l'espace comme moyen politique. C'est la différence majeure avec les visions chinoises par exemple ou américaines dans lesquelles l'homme dans l'espace sert de "vitrine" technologique. La politique européenne en matière de vols habités doit en conséquence être exclusivement dictée par l'utilisation de l'espace.

Quelles évolutions envisager pour Ariane V dans le cadre des vols habités européens indépendants ?
Dans le même cadre d'étude des modifications potentielles, nous étudions au CNES les évolutions qu'il faudrait faire sur Ariane 5 pour l'adapter au vol habité. Ces modifications sont relativement peu nombreuses, car il faut se souvenir que ce lanceur était dès sa conception capable de vol habité. Ces analyses, en conséquence, relèvent plus de détails du genre fiabilisation des commandes de vannes électriques, Health Monitoring, etc... Naturellement, la question du véhicule lui-même (type CEV, Hermès, X38, etc...) est complètement indépendante, y compris le système d'extraction et d'éloignement en cas d'anomalie. Les modifications de la base de lancement seraient également importantes, bien sûr, mais sans criticité aucune.

Si non à la question précédente, pourquoi et quelles solutions sont disponibles ?
Une fois de plus, nous n'avons pas en Europe de vocation au vol habité autonome, ce n'est pas dans nos priorités. Toutefois, si l'on devait évoluer sur ce sujet pour une raison ou l'autre, on pourrait considérer une variante habitée du Soyouz lancé de Guyane. Il y a eu pas mal de publications à ce sujet, notamment ESA et EADS-ST lors du dernier IAC (IAF). Néanmoins, ne confondons pas, encore une fois, les solutions et les orientations.

Comment envisagez vous l'avenir de l'exploration spatiale par les êtres humains ?
Avis strictement personnel sur une question très générale et complexe. Je suis convaincu que nous avons besoin de grands projets, chantiers internationaux à vocation utile pour l'humanité, fédérateurs à travers des coopérations internationales ambitieuses, techniquement complexes de façon à restaurer un intérêt pour les jeunes générations, etc... Les idées de ce genre ne manquent pas en général dans tous les domaines : fertilisation du Sahara, recherches énergétiques liées au développement durable, que sais-je... Parmi ceux là, l'exploration habitée de Mars peut être un beau projet. Néanmoins, je le vois comme une dimension plus large que la simple question d'exploration spatiale. Il faut, avant de décider d'un tel projet, le comparer avec d'autres initiatives d'intérêt général mondial pour choisir la meilleure. A titre personnel, je pense que c'est une superbe idée (d'où mon adhésion à l'Association Planète Mars d'ailleurs) car elle permettra des avancées significatives dans une foultitude de domaines médicaux, sociaux, techniques, recherches, etc. Il me semble que l'exploration habitée de Mars est faisable aujourd'hui d'un point de vue technique, mais beaucoup plus ardue d'un point de vue physiologique (cf le colloque co-organisé par APM et AAAF sur le sujet les 15 et 16 avril derniers). Plusieurs écueils majeurs sont à éviter : un tel projet ne peut se concevoir, une fois de plus, que comme une initiative à vocation "humanitaire", progrès partagés, coopération, etc.: Si ce devait n'être qu'une démonstration de puissance politique d'une nation, ce serait très néfaste et nous devrions nous y opposer; il est également impératif de concevoir un tel projet, dès le début, avec une contrainte de répartition harmonieuse de responsabilités auprès de tous les partenaires éventuels, et non seulement les traditionnels 3 ou 4. C'est une vision sans doute naïve et très théorique, mais Mars doit servir à l'amélioration de la condition de l'humanité. Beau programme !...

Pensez vous qu'exploration soit antinomique d'exploitation spatiale ?
Non, certainement pas, mais on ne peut pas envisager d'exploitation sans avoir défriché un domaine, donc exploration d'abord, exploitation ensuite.

Quelles sont les causes de la situation actuelle à propos des vols habités européens ?
Comme indiqué plus haut, c'est à mon avis une excellente situation : nous avons accès quand on veut ou à peu près via nos coopérations avec les russes et les américains ce qui permet d'optimiser le financement associé au vol habité

Que pourrait relancer l'idée de vol habité européen indépendant ?
Je ne sais pas, et je ne le souhaite à priori pas car ça correspondrait probablement à une situation de blocage politique gênante. Aujourd'hui nous avons une offre d'accès habité à l'espace supérieure à notre demande grace à la coopération avec les russes et les américains : quand on veut voler, on vole. Pour cette raison, la décision du développement d'un système européen autonome, non justifiable en terme de besoin technique, ne se justifierait que suivant un souci politique par définition antagoniste de nos coopérations actuelles. Nous ne le ferions que si nos coopération avec les Russes et les Américains avaient du plomb dans l'aile et qu'on cherchait à accroître notre autonomie politique. C'est ce que j'appelle une situation de blocage politique, c'est-à-dire l'arrêt de nos coopérations.

Que pensez-vous de l'exploration robotique ?
Fondamentale, mais certainement complémentaire de l'exploration habitée

Peut-on vraiment transformer l'ATV, ou son dérivé, en module de transfert pour des astronautes vers l'ISS ? Est-ce faisable facilement ?
Je ne crois pas que ce soit facile. Il est clair qu'il y a une forte commodité fonctionnelle et qu'on pourrait se servir d'un grand nombre de technologies mais ce serait un véhicule très différent. Tout ce qui est associé au transfert orbital, au rendez vous, aux communications voire une partie de l'ECLSS pourrait être repris et réarrangé, mais tout ce qui est spécifique au vol habité est à créer.

Comment vous positionnez vous dans un débat comme ''Moon First'' face à ''Mars First'' ?
Je ne pense pas qu'il soit souhaitable d'aller sur la Lune en premier si on vise Mars. Il est plus coûteux d'atterrir sur la Lune que sur Mars (grace à l'aérobraking), la pesanteur y est différente, il y a une atmosphère, la géologie est différente, ... Même pour s'entraîner en vue de Mars, je ne suis pas sûr que la Lune en vaille la chandelle.

Que pensez-vous de Mars Direct et de Robert Zubrin ?
Solution extrêmement élégante, qui plus est parfaitement simulable en labo sur Terre. Ce n’est pas gagné pour autant, car refaire un équivalent d' "Air Liquide" sur la surface de Mars pour produire quelques centaines de tonnes d'ergols est complexe, mais le gain potentiel dans la définition de la mission est tel que ça mérite d'être étudié en détails.

Que penser des priorités programmatiques édictées par le Conseil de l'Espace (Galileo, GMES, Science, etc.…) ?
Pas de commentaires particuliers, ces priorités me semblent tout à fait en phase avec la stratégie d'utilisation de l'espace.

Quelles évolutions envisager pour Ariane V ?
Il est important de stabiliser la configuration d'Ariane 5, surtout dans le contexte actuel de relative stagnation du marché des satellites commerciaux (tant en nombre qu'en taille). Il est donc sage de ne pas planifier nominalement d'évolution à moyen terme du lanceur. En revanche, prévenir c'est guérir, donc il est fondamental d'être prêts à réagir vis-à-vis de toute évolution non anticipée du marché et/ou de la concurrence. Pour cette raison, naturellement et comme c'est notre rôle régalien depuis toujours, nous préparons l'avenir en envisageant toute une série de modifications potentielles, tant au niveau performances qu'au niveau coût, mise en œuvre, opérations, ... Mais le principe est clairement d'avoir un catalogue de modifications dans lequel on peut puiser le cas échéant.

En tant que responsables des lanceurs futurs au CNES, quelles sont les grandes voies envisagées et sont elles réalisables rapidement (une dizaine d'année) ?
Comme indiqué précédemment, il est de notre devoir de disposer à tout instant d'une panoplie complète de solutions futures correctement évaluées (complexité technologique, contraintes politiques, coopérations, contraintes programmatiques, durée de développement, coûts, maintien des compétences industrielles, etc.). A ce titre, nous nous devons de maîtriser correctement tout l'horizon des lanceurs futurs, depuis les très petits jusqu'aux très gros, potentiellement réutilisables, potentiellement exotiques. Nos axes prioritaires aujourd'hui concernent surtout les gros lanceurs, type remplacement d'Ariane 5 à l'horizon 2020-2025 avec des lanceurs totalement (Everest), partiellement (Bargouzin) ou pas du tout (ELV-2020) réutilisables, ce qui répond globalement à la problématique dite NGL (Next Generation Launcher) abordée via pas mal de contrats nationaux, bilatéraux, ou ESA (FLPP). Une autre priorité claire aujourd'hui concerne la préparation de futur espace militaire européen, genre micro (150 kg) ou mini (500 kg) vers des orbites basses ou SSO (400 à 1000 km fortement inclinées), potentiellement réutilisables et reconfigurables.

Quelle corrélation entre l'ESA et le CNES ? Quel rôle pour la France dans l'Europe spatiale de demain ?
Les rôles respectifs de l'ESA et du CNES (ainsi que toute autre Agence Nationale d'ailleurs) me semblent clairs : l'ESA est l'exécutif en charge de la réalisation de certains gros programmes confiés par les agences nationales. De nombreux autres programmes se font en National seulement, voire en multilatéral au sein de l'Europe ou au niveau mondial. Il y a donc complémentarité (le budget du CNES est d'ailleurs également réparti entre les deux volets) et il n'y a, à mon avis, pas d'ambiguïté. Par ailleurs, au vu de la politique spatiale française et des budgets associés, la France continuera demain à être la (ou l'une des) puissance(s) majeure en Europe, force de proposition et de dynamisme.

Voyez-vous de nouvelles voies dans la propulsion ?
Il faut distinguer l'accès à l'orbite du transfert inter-orbital. Pour le premier, on a besoin de poussées très fortes pendant peu de temps : nous n'avons pas de perspectives d'améliorations significatives à moyen terme. La propulsion aérobie semble trop complexe, la propulsion nucléo-thermique n'est pas envisageable dans l'atmosphère, on a bien quelques idées d'amélioration d'ergols ou de cycles, mais globalement la propulsion chimique, et le LOX-LH2 notamment, va rester ce qu'on fait de mieux pour un moment. Le transfert inter-orbital, en revanche, fait l'objet de très nombreuses voies d'amélioration. La propulsion électrique, regroupant sous ce vocable une très large panoplie de solutions (arc-jets, électrostatique, MHD effet Hall, Attila, etc...) est très prometteuse. On parle beaucoup de propulsion nucléo-électrique, associée à des propulseurs électriques de forte poussée ; c'est certainement une voie obligatoire pour l'exploration lointaine, automatique ou habitée. D'autres concepts sont étudiés, peut être moins crédibles, comme la propulsion hélio-thermique, voire hélio-dynamique (voiles solaires matérielles ou immatérielles) ou les transferts par câbles, électrodynamiques ou à transfert de moment (tethers) ; bref, toute une gamme d'améliorations potentielles fort riche en cours d'éclosion

Comment solutionner à moyen ou long terme l'accès à l'orbite ?
Comme indiqué ci-dessus, je ne crois pas à une amélioration significative à moyen terme en ce qui concerne la première phase de vol, l'accès à l'orbite

Que pensez-vous de l'ascenseur spatial ?
Au premier degré, c'est une plaisanterie : la faisabilité technique est non démontrée, notamment sous l'aspect matériaux, transmission de l'énergie, tolérance à la rupture et risques de collisions avec les satellites et débris spatiaux ; l'intérêt global n'est pas démontré, ce système n'étant utilisable qu'en GEO ou au-delà (sous conditions de fenêtres de lancement assez complexes) et ne peut pas remplacer le lancement des satellites LEO, SSO ou MEO de plus c’est non utilisable pour du vol habité en raison de la lenteur de traversée des ceintures de radiation ; le ‘’business plan’’ reste à faire ; je n'y crois donc pas du tout.
Au second degré, en revanche, c'est remarquable comme vecteur de rêve, utopie sans être science fiction, très moteur pour les jeunes ; cela permet de mettre en valeur des travaux comme les nanotubes de Carbone ou la transmission d'énergie à distance, des boîtes se forment (et se défont) tous les jours aux US sur ce thème, un concours a été lancé sur les technologies d'ascenseur avec des démonstrations par étapes : on a besoin de tels rêves pour susciter l'engouement des jeunes (et plus ceux-ci me traiteront de vieux schnock incapable d'anticipation, mieux ce sera !...)

Quelles perspectives avec les Russes ?
Nous aimons bien coopérer avec nos amis russes : tailles de structures et budgets comparables, passés importants de part et d'autre, et surtout virginité identique en ce qui concerne les problèmes technologiques nouveaux relatifs aux lanceurs futurs (moteurs réutilisables, réservoirs nouvelle génération, structures innovantes, protections thermiques, etc...). De plus, notre coopération avec eux en matière de spatial remonte à la nuit des temps, avec une mention particulière aux groupes de travail lanceurs futurs depuis près de 5 ans. Il y a donc un accord global pour faire un peu de chemin ensemble, et plus si affinités !

Notamment sur le programme Oural ?
La concrétisation la plus visible de cette coopération est le programme Oural, concaténation de 5 projets (système, propulsion, structures, Pré-X et FLEX), gros programme impliquant une grosse part du tissu industriel européen et s'étalant sur 5 ou 6 ans au moins. Sa raison d'être est la réalisation de démonstrateurs technologiques visant à montrer notre maîtrise à l'horizon 2010-2015 de ce dont on pourrait avoir besoin dans le cadre NGL.

Quelles coopérations concrètes avec les Russes ?
La coopération avec les russes sur les lanceurs futurs est un a priori fort aujourd'hui, qui motive la dynamique Oural notamment. Maintenant, le développement en commun d'un NGL par exemple, dans 10 ans ou plus, sera bien sûr fonction d'accords bi-latéraux entre Russie et Europe, au moment ad-hoc.

Que pensez-vous de Klipper ?
Déjà, il n'y a pas un Klipper, mais plusieurs projets concurrents assez distincts, certains réutilisables, d'autres non, ailés ou pas... Cette initiative industrielle russe est logique, et fait suite aux nombreux projets d'amélioration des Soyouz. Reste à savoir pourquoi on jugerait nécessaire aujourd'hui d'améliorer Soyouz ! Le projet initial avait comme visée principale le tourisme spatial et la possibilité d'avoir des vols avec 4 ou 5 passagers payants ; c'est, à mon avis, ce qui explique le faible engouement de Rossaviakosmos à l'époque. L'annonce faite depuis de l'abandon de la Navette à l'horizon 2010 a remis le projet Klipper sur le devant de la scène, permettant de résoudre d'éventuels problèmes d'accès à l'ISS, voire de combler le gap avant l'arrivée du CEV. Pour cela, il faut que le Klipper soit utilisable par la NASA, donc ne pas se retrouver sous le coup des restrictions liées à l'Iran Act, d'où obligation de développer le Klipper en coopération internationale, ce qui explique l'insistance actuelle de nos amis russes sur le sujet. Néanmoins, il nous faut rester logiques avec nous-mêmes et bien peser les arguments pour et contre avant d'envisager une telle coopération.

Quel rôle doit prendre l'AAAF ?
Question facilement polémique : la vraie question est "à quoi sert l'AAAF ?" ; il faut impérativement que les membres comprennent pourquoi ils payent une cotisation, donc définir clairement la plus value de l'assoc. Il faut pour cela mettre à disposition des membres des informations ou des synthèses dont ils ne disposent pas par ailleurs (compte rendus de colloques, planches des présentations, Position Paper), mettre en place une banque de renseignements efficace (réseau organisé pour donner une réponse à toute question dans ces domaines), faciliter les contacts entre membres, notamment jeunes et référents, offrir un journal et un site attrayant, des réducs sur les colloques voire sur certains livres de référence, ... Ne pas oublier surtout que beaucoup de ces avantages sont directement accessibles sur simple mail vis-à-vis du CNES, de l'ESA ou des industriels majeurs. L'AAAF n'a pas, ou quasiment pas, de sélection à l'adhésion ; il n'y a donc aucune garantie que ses membres soient les références sur un sujet donné ; pour cela, la nouvelle notion de membres senior et/ou émérite est importante. Sur un sujet comme le vol habité ou l'exploration spatiale, l'AAAF pourrait se charger d'un ‘’Position Paper’’ de référence contenant les éléments factuels associés à cette initiative (contraintes mission, contraintes techniques, disponibilités technologiques, état de l'art, programmes en cours, aspects programmatiques) qui pourrait servir de base, référence naturelle de tout un chacun qui souhaiterait en savoir plus sur le sujet. En revanche, à ma connaissance, ce n'est pas le cas aujourd'hui. Il faut donc faire progresser notablement le rôle de l'AAAF dans un futur proche afin de lui restaurer le rôle de référence qu'il devrait avoir.

Interview de Christophe Bonnal par Nicolas Turcat (Président de la NSS France).

Christophe BONNAL est
Chef de Projet Senior - Lanceurs Futurs CNES - Direction des Lanceurs,
Rond Point de l'Espace - 91023 EVRY Cedex, France .

 
Les propos tenus n'engagent que les auteurs - Copyright image CNES : www.cnes.fr